• L'île de la fée

     

     

    …Ce fut dans un de mes voyages solitaires, dans une région fort lointaine, — montagnes compliquées par des montagnes, méandres de rivières mélancoliques, lacs sombres et dormants —, que je tombai sur certain petit ruisseau avec une île. J’y arrivai soudainement dans un mois de juin, le mois du feuillage, et je me jetai sur le sol, sous les branches d’un arbuste odorant qui m’était inconnu, de manière à m’assoupir en contemplant le tableau. Je sentis que je ne pourrais le bien voir que de cette façon, — tant il portait le caractère d’une vision.

    De tous côtés, — excepté à l’ouest, où le soleil allait bientôt plonger —, s’élevaient les murailles verdoyantes de la forêt. La petite rivière, qui faisait un brusque coude, et ainsi se dérobait soudainement à la vue, semblait ne pouvoir pas s’échapper de sa prison ; mais on eût dit qu’elle était absorbée vers l’est par la verdure profonde des arbres ; — et du côté opposé (cela m’apparaissait ainsi, couché comme je l’étais, et les yeux au ciel), tombait dans la vallée, sans intermédiaire et sans bruit, une splendide cascade, or et pourpre, vomie par les fontaines occidentales du ciel.

    À peu près au centre de l’étroite perspective qu’embrassait mon regard visionnaire, une petite île circulaire, magnifiquement verdoyante, reposait sur le sein du ruisseau.

    La rive et son image étaient si bien fondues

    Que le tout semblait suspendu dans l’air.

    L’eau transparente jouait si bien le miroir qu’il était presque impossible de deviner à quel endroit du talus d’émeraude commençait son domaine de cristal.

    Ma position me permettait d’embrasser d’un seul coup d’oeil les deux extrémités, est et ouest, de l’îlot ; et j’observai dans leurs aspects une différence singulièrement marquée. L’ouest était tout un radieux harem de beautés de jardin. Il s’embrasait et rougissait sous l’oeil oblique du soleil, et souriait extatiquement par toutes ses fleurs. Le gazon était court, élastique, odorant, et parsemé d’asphodèles. Les arbres étaient souples, gais, droits, — brillants, sveltes et gracieux —, orientaux par la forme et le feuillage, avec une écorce polie, luisante et versicolore. On eût dit qu’un sentiment profond de vie et de joie circulait partout ; et, quoique les Cieux ne soufflassent aucune brise, tout cependant semblait agité par d’innombrables papillons qu’on aurait pu prendre, dans leurs fuites gracieuses et leurs zigzags, pour des tulipes ailées.

    L’autre côté, le côté est de l’île, était submergé dans l’ombre la plus noire. Là, une mélancolie sombre, mais pleine de calme et de beauté, enveloppait toutes choses. Les arbres étaient d’une couleur noirâtre, lugubres de forme et d’attitude, — se tordant en spectres moroses et solennels, traduisant des idées de chagrin mortel et de mort prématurée. Le gazon y revêtait la teinte profonde du cyprès, et ses brins baissaient languissamment leurs pointes. Là, s’élevaient éparpillés plusieurs petits monticules maussades, bas, étroits, pas très longs, qui avaient des airs de tombeaux, mais qui n’en étaient pas, quoique au-dessus et tout autour grimpassent la rue et le romarin. L’ombre des arbres tombait pesamment sur l’eau et semblait s’y ensevelir, imprégnant de ténèbres les profondeurs de l’élément. Je m’imaginais que chaque ombre, à mesure que le soleil descendait plus bas, toujours plus bas, se séparait à regret du tronc qui lui avait donné naissance et était absorbée par le ruisseau, pendant que d’autres ombres naissaient à chaque instant des arbres, prenant la place de leurs aînées défuntes.

    Cette idée, une fois qu’elle se fut emparée de mon imagination, l’excita fortement, et je me perdis immédiatement en rêveries. « Si jamais île fut enchantée, — me disais-je —, celle-ci l’est, bien sûr. C’est le rendez-vous des quelques gracieuses Fées qui ont survécu à la destruction de leur race. Ces vertes tombes sont-elles les leurs ? Rendent-elles leurs douces vies de la même façon que l’humanité ? Ou plutôt leur mort n’est-elle pas une espèce de dépérissement mélancolique ? Rendent-elles à Dieu leur existence petit à petit, épuisant lentement leur substance jusqu’à la mort, comme ces arbres rendent leurs ombres l’une après l’autre ? Ce que l’arbre qui s’épuise est à l’eau qui en boit l’ombre et devient plus noire de la proie qu’elle avale, la vie de la Fée ne pourrait-elle pas bien être la même chose à la Mort qui l’engloutit ? »

    Comme je rêvais ainsi, les yeux à moitié clos, tandis que le soleil descendait rapidement vers son lit et que des tourbillons couraient tout autour de l’île, portant sur leur sein de grandes, lumineuses et blanches écailles, détachées des troncs des sycomores, — écailles qu’une imagination vive aurait pu, grâce à leurs positions variées sur l’eau, convertir en tels objets qu’il lui aurait plus —, pendant que je rêvais ainsi, il me sembla que la figure d’une de ces mêmes Fées dont j’avais rêvé, se détachant de la partie lumineuse et occidentale de l’île, s’avançait lentement vers les ténèbres. — Elle se tenait droite sur un canot singulièrement fragile, et le mouvait avec un fantôme d’aviron. Tant qu’elle fut sous l’influence des beaux rayons attardés, son attitude parut traduire la joie, — mais le chagrin altéra sa physionomie quand elle passa dans la région de l’ombre. Lentement, elle glissa tout le long, fit peu à peu le tour de l’île, et rentra dans la région de la lumière.

    « La révolution qui vient d’être accomplie par la Fée, — continuai-je, toujours rêvant —, est le cycle d’une brève année de sa vie. Elle a traversé son hiver et son été. Elle s’est rapprochée de la mort d’une année ; car j’ai bien vu que, quand elle entrait dans l’obscurité, son ombre se détachait d’elle et était engloutie par l’eau sombre, rendant sa noirceur encore plus noire. »

    Et de nouveau, le petit bateau apparut, avec la Fée ; mais dans son attitude il y avait plus de souci et d’indécision, et moins d’élastique allégresse. Elle navigua de nouveau de la lumière vers l’obscurité, — qui s’approfondissait à chaque minute —, et de nouveau son ombre, se détachant, tomba dans l’ébène liquide et fut absorbée par les ténèbres. — Et plusieurs fois encore elle fit le circuit de l’île —, pendant que le soleil se précipitait vers son lit, — et, à chaque fois qu’elle émergeait dans la lumière, il y avait plus de chagrin dans sa personne, et elle devenait plus faible, et plus abattue, et plus indistincte ; et, à chaque fois qu’elle passait dans l’obscurité, il se détachait d’elle un spectre plus obscur qui était submergé par une ombre plus noire. Mais à la fin, quand le soleil eut totalement disparu, la Fée, maintenant pur fantôme d’elle-même, entra avec son bateau, pauvre inconsolable ! dans la région du fleuve d’ébène, — et si elle en sortit jamais, je ne puis le dire —, car les ténèbres tombèrent sur toutes choses, et je ne vis plus son enchanteresse figure.

    Extrait de l’île de la fée.

    Traduction Charles Beaudelaire * Publié par Ofelya à 22:56:53 dans Edgar Allan Poe


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