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Par MissViviane le 8 Juillet 2007 à 18:42
L'île de la fée
Ce fut dans un de mes voyages solitaires, dans une région fort lointaine, montagnes compliquées par des montagnes, méandres de rivières mélancoliques, lacs sombres et dormants , que je tombai sur certain petit ruisseau avec une île. Jy arrivai soudainement dans un mois de juin, le mois du feuillage, et je me jetai sur le sol, sous les branches dun arbuste odorant qui métait inconnu, de manière à massoupir en contemplant le tableau. Je sentis que je ne pourrais le bien voir que de cette façon, tant il portait le caractère dune vision.
De tous côtés, excepté à louest, où le soleil allait bientôt plonger , sélevaient les murailles verdoyantes de la forêt. La petite rivière, qui faisait un brusque coude, et ainsi se dérobait soudainement à la vue, semblait ne pouvoir pas séchapper de sa prison ; mais on eût dit quelle était absorbée vers lest par la verdure profonde des arbres ; et du côté opposé (cela mapparaissait ainsi, couché comme je létais, et les yeux au ciel), tombait dans la vallée, sans intermédiaire et sans bruit, une splendide cascade, or et pourpre, vomie par les fontaines occidentales du ciel.
À peu près au centre de létroite perspective quembrassait mon regard visionnaire, une petite île circulaire, magnifiquement verdoyante, reposait sur le sein du ruisseau.
La rive et son image étaient si bien fondues
Que le tout semblait suspendu dans lair.
Leau transparente jouait si bien le miroir quil était presque impossible de deviner à quel endroit du talus démeraude commençait son domaine de cristal.
Ma position me permettait dembrasser dun seul coup doeil les deux extrémités, est et ouest, de lîlot ; et jobservai dans leurs aspects une différence singulièrement marquée. Louest était tout un radieux harem de beautés de jardin. Il sembrasait et rougissait sous loeil oblique du soleil, et souriait extatiquement par toutes ses fleurs. Le gazon était court, élastique, odorant, et parsemé dasphodèles. Les arbres étaient souples, gais, droits, brillants, sveltes et gracieux , orientaux par la forme et le feuillage, avec une écorce polie, luisante et versicolore. On eût dit quun sentiment profond de vie et de joie circulait partout ; et, quoique les Cieux ne soufflassent aucune brise, tout cependant semblait agité par dinnombrables papillons quon aurait pu prendre, dans leurs fuites gracieuses et leurs zigzags, pour des tulipes ailées.
Lautre côté, le côté est de lîle, était submergé dans lombre la plus noire. Là, une mélancolie sombre, mais pleine de calme et de beauté, enveloppait toutes choses. Les arbres étaient dune couleur noirâtre, lugubres de forme et dattitude, se tordant en spectres moroses et solennels, traduisant des idées de chagrin mortel et de mort prématurée. Le gazon y revêtait la teinte profonde du cyprès, et ses brins baissaient languissamment leurs pointes. Là, sélevaient éparpillés plusieurs petits monticules maussades, bas, étroits, pas très longs, qui avaient des airs de tombeaux, mais qui nen étaient pas, quoique au-dessus et tout autour grimpassent la rue et le romarin. Lombre des arbres tombait pesamment sur leau et semblait sy ensevelir, imprégnant de ténèbres les profondeurs de lélément. Je mimaginais que chaque ombre, à mesure que le soleil descendait plus bas, toujours plus bas, se séparait à regret du tronc qui lui avait donné naissance et était absorbée par le ruisseau, pendant que dautres ombres naissaient à chaque instant des arbres, prenant la place de leurs aînées défuntes.
Cette idée, une fois quelle se fut emparée de mon imagination, lexcita fortement, et je me perdis immédiatement en rêveries. « Si jamais île fut enchantée, me disais-je , celle-ci lest, bien sûr. Cest le rendez-vous des quelques gracieuses Fées qui ont survécu à la destruction de leur race. Ces vertes tombes sont-elles les leurs ? Rendent-elles leurs douces vies de la même façon que lhumanité ? Ou plutôt leur mort nest-elle pas une espèce de dépérissement mélancolique ? Rendent-elles à Dieu leur existence petit à petit, épuisant lentement leur substance jusquà la mort, comme ces arbres rendent leurs ombres lune après lautre ? Ce que larbre qui sépuise est à leau qui en boit lombre et devient plus noire de la proie quelle avale, la vie de la Fée ne pourrait-elle pas bien être la même chose à la Mort qui lengloutit ? »
Comme je rêvais ainsi, les yeux à moitié clos, tandis que le soleil descendait rapidement vers son lit et que des tourbillons couraient tout autour de lîle, portant sur leur sein de grandes, lumineuses et blanches écailles, détachées des troncs des sycomores, écailles quune imagination vive aurait pu, grâce à leurs positions variées sur leau, convertir en tels objets quil lui aurait plus , pendant que je rêvais ainsi, il me sembla que la figure dune de ces mêmes Fées dont javais rêvé, se détachant de la partie lumineuse et occidentale de lîle, savançait lentement vers les ténèbres. Elle se tenait droite sur un canot singulièrement fragile, et le mouvait avec un fantôme daviron. Tant quelle fut sous linfluence des beaux rayons attardés, son attitude parut traduire la joie, mais le chagrin altéra sa physionomie quand elle passa dans la région de lombre. Lentement, elle glissa tout le long, fit peu à peu le tour de lîle, et rentra dans la région de la lumière.
« La révolution qui vient dêtre accomplie par la Fée, continuai-je, toujours rêvant , est le cycle dune brève année de sa vie. Elle a traversé son hiver et son été. Elle sest rapprochée de la mort dune année ; car jai bien vu que, quand elle entrait dans lobscurité, son ombre se détachait delle et était engloutie par leau sombre, rendant sa noirceur encore plus noire. »
Et de nouveau, le petit bateau apparut, avec la Fée ; mais dans son attitude il y avait plus de souci et dindécision, et moins délastique allégresse. Elle navigua de nouveau de la lumière vers lobscurité, qui sapprofondissait à chaque minute , et de nouveau son ombre, se détachant, tomba dans lébène liquide et fut absorbée par les ténèbres. Et plusieurs fois encore elle fit le circuit de lîle , pendant que le soleil se précipitait vers son lit, et, à chaque fois quelle émergeait dans la lumière, il y avait plus de chagrin dans sa personne, et elle devenait plus faible, et plus abattue, et plus indistincte ; et, à chaque fois quelle passait dans lobscurité, il se détachait delle un spectre plus obscur qui était submergé par une ombre plus noire. Mais à la fin, quand le soleil eut totalement disparu, la Fée, maintenant pur fantôme delle-même, entra avec son bateau, pauvre inconsolable ! dans la région du fleuve débène, et si elle en sortit jamais, je ne puis le dire , car les ténèbres tombèrent sur toutes choses, et je ne vis plus son enchanteresse figure.
Extrait de lîle de la fée.
Traduction Charles Beaudelaire * Publié par Ofelya à 22:56:53 dans Edgar Allan Poe
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